Origine et typologie des sciences islamiques (partie 1)

Paradoxalement, l’un des enseignements les plus importants en matière de typologie et d’organisation des sciences islamiques remonte à l’époque où ces dernières n’existaient pas, c’est-à-dire à l’époque de la Révélation coranique du vivant du Prophète (PBDL). Le Prophète Muhammad (PBDL) recevait des révélations alors même qu’il vivait parmi son peuple, dont certains membres allaient devenir ses Compagnons les plus proches. En considérant les vingt-trois années durant lesquelles il reçut les versets révélés, on peut facilement discerner les étapes d’un enseignement spirituel et religieux très pénétrant. Le Prophète et ses Compagnons ne possédaient ni sciences ni spécialisations, ils étaient éduqués par Dieu, emportés par un message qui approfondissait leur perception et leur compréhension de l’univers et ainsi modelait la nature de leur lien individuel et communautaire avec l’Unique. De la conscience de Dieu à la compréhension claire et profonde qu’ils devaient se comporter et agir conformément à Ses enseignements, ce furent vingt-trois années d’éducation, avec des silences et des explications, la paix et la lutte, des victoires et des défaites, et parfois des morts.

jeudi 8 février 2007

Le Prophète (PBDL), choisi par Dieu pour rappeler, guider et avertir son peuple ainsi que l’humanité tout entière, n’était qu’un homme, doté de nobles qualités certes, mais un homme « comme nous » [1], et un mortel. Nous trouvons dans le Coran, parmi les toutes premières révélations, les trois aspects fondamentaux de sa mission prophétique, qui sont respectivement :

  1. sa qualité de Messager envoyé à l’humanité tout entière et devant rappeler aux gens la Présence de Dieu ;
  2. sa qualité d’être humain et de guide ;
  3. sa qualité de modèle, façonné de la meilleure des manières et doté des plus hautes vertus morales.

Homme parmi les hommes, choisi pour être l’exemple de la vertu, Muhammad (PBDL), en tant que Prophète et Messager, avait pour principal devoir, avec l’appel à adorer un seul Dieu, de permettre et d’accompagner une nouvelle manière de considérer les éléments, l’univers, la création tout entière. Les premiers versets et les premières sourates révélés, pour des cœurs nouvellement éclairés par la foi, devaient totalement modifier et bouleverser le regard superficiel que les gens portaient jusqu’alors sur le monde et plus encore sur eux-mêmes.
Cette première initiation au sens du tawhîd, de l’Unicité divine, allait être approfondie par une compréhension nouvelle et profonde de Ses signes, dans et au travers de Sa création. Les croyants étaient encouragés à observer le monde et à méditer sur ses buts.
L’univers (al-kitâb al-manshûr, le livre ouvert) allait devenir, par la volonté de Dieu, le premier appui et la confirmation de la véracité de la Révélation (al-kitâb al-mastûr, le livre écrit) et, bien entendu, de la présence du Créateur. Cela est confirmé par de nombreux versets qui, dans tout le Coran, incitent les êtres humains à accéder à une vision nouvelle nourrie par la reconnaissance de Dieu.

1. La naissance des sciences islamiques

La communauté musulmane initiale vivait autour du Prophète, qui était à la fois le Messager et la référence. Il guidait les croyants, répondait à leurs questions et, ainsi, calmait et apaisait leurs cœurs et leurs esprits. La voie du Prophète (PBDL) était celle de la sagesse, de la connaissance et de la science.
Au début, en sa présence, il n’était pas nécessaire de définir les différents « domaines de la connaissance » ni de penser à une quelconque « spécialisation » dans le champ strictement religieux. L’enseignement était unique, global, affectant tous les domaines de la vie humaine, mais le Prophète disait aussi clairement qu’il n’était qu’un homme et qu’en ce qui concernait les affaires « de ce monde » il pouvait se tromper ou être induit en erreur. Par exemple, lorsque le Prophète arriva à Médine, il trouva que les gens du pays greffaient leurs palmiers. Il leur dit : « Peut-être vaudrait-il mieux ne pas le faire. » Les Ansâr (habitants musulmans de Médine) abandonnèrent leur pratique, puis la récolte de dattes diminua ; ils allèrent en informer le Prophète qui répondit :

« Je ne suis qu’un être humain. Alors, lorsque je vous dis de faire quelque chose qui appartient à la religion, acceptez-le ; mais lorsque je vous dis quelque chose d’après mon opinion personnelle, rappelez-vous que je suis un être humain. Vous connaissez mieux vos affaires de ce monde. » [2]

De nombreuses autres situations comme celle-ci ont été relatées, clarifiant le statut particulier du Prophète : dépositaire de la norme divine (al-furqân) et, en tant que tel, référence dans le champ religieux, il n’en demeurait pas moins un être humain faillible dans tous les autres domaines [3]. Cette distinction était claire dans l’esprit des Compagnons, et le Prophète (PBDL) les consultait dans diverses circonstances afin de prendre une décision en fonction de l’opinion de la majorité [4].

Cette première distinction est très importante, non seulement parce qu’elle clarifie le rôle du Messager en tant que tel, mais aussi parce qu’elle éclaire d’un jour nouveau l’encouragement du Prophète à ses Compagnons à dire leurs opinions et plus encore à formuler des décisions juridiques. Comme lui-même s’efforçait d’agir pour le mieux dans les affaires de ce monde, ils devaient eux aussi s’efforcer au mieux, dans le domaine de la religion et des décisions juridiques, afin de demeurer fidèles à leur foi, à la pratique islamique et au droit chemin. Deux facteurs principaux devaient, après que la communauté se fut établie à Médine, apporter des changements considérables dans et pour la communauté musulmane et rendre urgente une adaptation appropriée. D’une part, il s’agissait pour chacun non seulement de faire vivre la foi intime dans son cœur, mais aussi d’organiser toute une société au nom de cette foi, donc de témoigner que la communauté était désormais capable d’être fidèle au sens et aux prescriptions du message coranique. D’autre part, la croissance très rapide de la communauté musulmane et sa constante expansion géographique allaient multiplier les difficultés dans les mêmes proportions. Ainsi, au début, les musulmans avaient dû comprendre l’islam afin de l’appliquer dans un environnement qui leur était connu, c’est-à-dire la société arabe du Hijâz ; mais, dorénavant, il leur fallait réfléchir à l’application de l’islam dans un contexte tout à fait nouveau, avec des populations, des habitudes et des coutumes nouvelles. Les difficultés s’en trouvaient considérablement accrues.

Durant la seconde partie de sa mission, et en raison de ces bouleversements substantiels, le Prophète (PBDL) fut conduit à se référer de plus en plus à la compétence de certains Compagnons en divers domaines pour déléguer ses responsabilités ou, simplement, pour tirer le plus grand avantage des qualités présentes dans sa communauté. Il avait déjà l’habitude d’employer les Compagnons selon leur savoir ou leur compétence (par exemple, Zayd ibn Thâbit, pour consigner le Coran par écrit ; ou Mus‘ab ibn ‘Umayr, pour la première prédication faite à Yathrib, avant l’Hégire). Mais les besoins étaient désormais plus profonds : la communauté avait besoin non seulement de gens sachant parler et écrire, mais aussi de Compagnons comprenant suffisamment les principes islamiques pour émettre des jugements religieux. Les circonstances rendaient nécessaire cette évolution interne qui, en même temps, représentait la première étape efficace dans la préparation des Compagnons à l’application continuée du mode global de vie islamique – la sharî‘a –, après la mort du Prophète.
Appliquant cette méthodologie pratique, le Prophète (PBDL) envoya ‘Alî ibn Abî Tâlib au Yémen. Celui-ci fut surpris car il pensait être trop jeune et n’avoir « aucune connaissance de la manière de juger ». Le Prophète lui répondit :
« Dieu guidera ton cœur et maintiendra fermement ta langue [dans la vérité]. Quand deux plaideurs se présentent devant toi, ne décide rien tant que tu n’as pas écouté ce que le second a à dire comme tu as écouté le premier : cela est préférable afin que le bon jugement t’apparaisse clairement. » [5]

Tout en enseignant en permanence le sens aussi bien des révélations récentes que des nouvelles obligations, le Prophète (PBDL) tenait toujours compte de la compétence de chacun, et encourageait certains d’entre eux à émettre des jugements ou à formuler des décisions juridiques (fatâwa). Il dit clairement :

« Quiconque fait un effort d’interprétation [ijtihâd] et aboutit à une décision correcte recevra deux récompenses, tandis que celui qui agit ainsi et aboutit à une décision incorrecte recevra une seule récompense. » [6]
Aussi bien les nouveaux défis de la société islamique de Médine que l’environnement original allaient pousser la communauté musulmane à développer les diverses aptitudes de ses membres. Ainsi, l’orientation générale était déjà tracée : la Révélation coranique avait enseigné aux musulmans ce que sont al-islâm, al-îmân et al-ihsân, elle leur avait enseigné l’essence de la vie, les priorités et les prescriptions générales qui permettraient à la communauté de demeurer fidèle.

Tous les moyens étaient désormais entre les mains des musulmans pour leur permettre de réfléchir et de trouver l’application la plus appropriée des enseignements de l’islam, en prenant en compte les diversités culturelles et géographiques [7]. Leur intelligence, avec toutes leurs aptitudes, allait donc être constamment au service de leur foi vivante. Ce processus de spécialisation au sein de l’enseignement islamique, encore très général et unique, allait commencer pendant les dernières années de la vie du Prophète. Il est perceptible, sous une forme encore embryonnaire, dans la manière dont le Prophète organisa et délégua ses responsabilités durant la période médinoise, pendant que les musulmans combattaient les tribus qoraïchites et leurs alliés.

Le Coran signifia clairement au Prophète (PBDL) de repenser et de réorganiser les rôles au sein de la communauté. À l’époque de l’expédition de Tabûk vers le nord, le verset suivant fut révélé :

«  Il n’est pas souhaitable que les croyants quittent tous leurs foyers. Parmi chaque groupe d’entre eux, pourquoi quelques-uns n’iraient-ils pas s’instruire dans la religion pour avertir leurs concitoyens lorsqu’ils reviendront chez eux, afin qu’ils prennent garde ?  » Coran 9/122

La plupart des commentateurs du Coran (mufassirûn) [8] ont expliqué que ce verset est en rapport avec l’expédition de Tabûk, durant laquelle la Révélation ordonna à Muhammad (PBDL) de garder certains Compagnons auprès de lui tandis que les autres partiraient en campagne. Cela avait pour but d’assurer la continuité de la connaissance islamique qui se diffusait à travers les révélations et les paroles du Prophète. Les savants (oulémas) ont tiré de ce verset d’importants enseignements, parmi lesquels figure l’idée d’une distribution possible, et parfois nécessaire, des différentes fonctions au sein de la communauté musulmane à la lumière du devoir personnel ou collectif (fard ‘ayn ou kifâya) [9]. Dans son commentaire (tafsîr), al-Qurtubî mentionne les diverses implications de ce verset et met en avant le fait que nous devons comprendre la notion de « s’instruire dans la religion » (li yatafaqqahû fî ad-dîn) au sens large comme se référant à tous les types de connaissance, et pas seulement à la connaissance religieuse [10]. En même temps, il est clair que le premier stade de ce processus de spécialisation est présent dans ce verset, même si l’on voulait en faire une lecture très littérale et contextualisée. L’attitude du Prophète confirme clairement cette interprétation, puisqu’il distribuait les fonctions parmi les Compagnons selon les besoins et les compétences.

Avec le temps, ce processus allait s’accentuer, et des branches plus spécifiques de la « connaissance islamique » allaient apparaître, en particulier dans des domaines comme la récitation et la compréhension du Coran, la connaissance et la citation des paroles et des actions du Prophète (PBDL), le jugement des différends selon les références islamiques, la formulation de décisions juridiques (fatâwâ), etc.

La mort du Prophète (PBDL) allait intensifier le besoin de la communauté de réunir tous les Compagnons les plus compétents afin de relever le défi de la poursuite de sa mission. Les Compagnons les plus versés dans chaque domaine devaient contribuer à préserver le contenu, le sens, l’intensité et les implications sociales, politiques et économiques des enseignements de Dieu et de Son Messager (PBDL). Une fois encore, les questions restaient les mêmes en l’absence du Prophète : comment protéger notre foi, comment appliquer notre religion, comment atteindre l’excellence ? En d’autres termes, comment, malgré les changements et les évolutions, demeurer fidèles ?


[1Pour tout ce qui concerne la Révélation, le Prophète est considéré comme infaillible (ma‘sûm), mais il faut clairement distinguer le Prophète recevant la Révélation et sa qualité d’être humain organisant sa propre vie quotidienne et celle de sa communauté. Ses Compa-gnons comprenaient parfaitement cette distinction, comme l’indiquent de nombreux récits. Par exemple, lors de la bataille de Badr, al-Hubâb ibn al-Mundhir demanda au Prophète : « Cet endroit où nous avons établi notre camp a-t-il été choisi à la suite d’une inspira-tion divine, ou est-ce ton propre plan ? » Celui-ci répondit : « C’est mon propre plan. » Al-Mundhir lui suggéra alors de changer d’emplacement, et le Prophète le fit. À une autre occasion où il avait à juger un différend, il dit : « Il se peut que l’un d’entre vous ne réussisse pas à prouver son bon droit en cette affaire. Je ne suis qu’un être humain. Si mon jugement favorise à tort quelqu’un qui ne le mérite pas, cela ne fera que le conduire en Enfer. » Voir Ibn Hichâm, As-sîra an-nabawiyya, Le Caire, vol. 3, 1955, p. 150.

[2Hadîth rapporté par al-Bukhârî et Muslim (deux variantes relatées par Râfi’ ibn Khadîj et Anas respectivement).

[3À propos des jugements qu’il avait à émettre dans les différends opposant deux personnes ou deux parties, le Prophète dit : « Je ne suis qu’un être humain, et vous me soumettez vos différends. Il se peut que certains d’entre vous soient plus éloquents que d’autres dans leur plaidoirie, et que je juge en leur faveur d’après ce que j’ai entendu d’eux. Alors, s’il advient que j’attribue à quelqu’un ce qui revient à son frère, qu’il ne le prenne pas, parce que je n’aurai fait que lui attribuer un morceau de l’Enfer » (Abû Dâwud).

[4Comme avant la bataille d’Uhud. Il abandonna sa propre opinion et suivit celle de la majorité qui voulait combattre les Qoraïchites à l’extérieur de la ville de Médine. La communauté musulmane fut vaincue sur le mont Uhud, mais le Coran confirma, après cette défaite, que le Prophète (PBDL) devait conserver le principe de la consultation (shûrâ) : «  Tu as été doux à leur égard par une miséricorde de Dieu. Si tu avais été rude et dur de cœur, ils se seraient séparés de toi. Pardonne-leur ! Demande pardon pour eux ; consulte-les sur toute chose et, si tu as pris une décision, place ta confiance en Dieu. Dieu aime ceux qui ont confiance en Lui.  » Coran 3/159

[5Hadîth rapporté par Abû Dâwud dans ses Sunan.

[6Hadîth rapporté par al-Bukhârî et Abû Dâwud.

[7Plus tard, ils allaient aussi devoir considérer les changements de l’Histoire.

[8Voir, par exemple, at-Tabarî, al-Qurtubî et Ibn Kathîr.

[9La prescription est ici que le devoir de combattre dans une guerre et celui d’acquérir le savoir sont des obligations collectives (fard kifâya), en ce sens que si un groupe ou une partie de la communauté s’emploie à combattre ou à étudier, le reste de la communauté n’est plus astreint à cette obligation.

[10‘Abd Allah al-Qurtubî, Al-jâmi‘ li-ahkâm al-Qur’ân, vol. 8, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, 1988, p. 293-297. Muhammad Asad, dans ses commentaires, va dans le même sens et cite d’importants ahâdîth (voir op. cit., p. 285).

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