Les facettes de l’individu empêtré dans l’individualisme

Voici une trentaine d’années, pourquoi a-t-on décidé de proposer des poussettes où l’enfant désormais tournerait le dos à ses parents ? Pourquoi la « transparence » semble-t-elle une vertu quasi rédemptrice ? Pourquoi celui qui naguère s’appelait assez clairement « chef du personnel » a-t-il été rebaptisé « directeur des ressources humaines » ? Pourquoi la télé-réalité a-t-elle autant de succès ? Pourquoi les livres consacrés à l’épanouissement de la personnalité sont-ils en tête des meilleures ventes ?

jeudi 24 mai 2007

Toutes ces questions, et quelques autres, qui sont autant de points de départ pour quatre essais, peuvent sembler d’une diversité quelque peu étonnante. Elles ramènent toutes à une interrogation essentielle : que penser de l’évolution de nos démocraties, comment la penser, comment agir ?

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En déchiffrant dans le détail – du développement des sites Internet de rencontres à la fascination adolescente pour les marques, en passant par la banalisation du zapping – l’exercice d’un individualisme de plus en plus... individuel, c’est en effet le lien entre la contemporaine conception du moi, de ses objectifs, de sa liberté, et les démocraties d’économie libérale qui est analysé. Cela ne va pas sans bousculer quelques habitudes de pensée ni sans susciter quelque questionnement : autant dire que ces ouvrages, qui renouent le dialogue avec Rousseau et Kant, Arendt, Foucault ou Habermas, sans pour autant être réservés aux seuls diplômés ès sciences humaines, sont à la fois vivifiants et perturbants.

La réflexion d’Olivier Rey, mathématicien, chercheur et enseignant, notamment à l’Ecole polytechnique, rayonne à partir d’une question centrale : comment éduquer les enfants dans et pour une société véritablement démocratique ? Les théories éducatives dominantes, selon lui, ont tendance à faire primer sur le savoir et l’étude des œuvres « une culture de l’authenticité, de l’expression de soi et de la communication ». L’enfant doit « construire ses savoirs ». Ce serait là, démocratiquement, respecter l’individu, son rythme, ses richesses propres : en lui permettant d’affirmer sa personnalité, sa différence, indépendamment des héritages chers aux... « héritiers », pour reprendre le mot de Pierre Bourdieu, et des vieilles contraintes formalistes. Mais ce que Rey voit à l’œuvre dans ces conceptions pédagogiques, et dont il trouve confirmation dans de nombreux autres exemples, c’est, sous la volonté de respecter l’enfant et de rendre moins déterminantes les inégalités sociales, un glissement vers le fantasme de l’individu « auto-construit », qui célèbre une liberté entièrement fallacieuse.

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C’est évidemment autour de la définition du concept de liberté que se noue le débat. La liberté, est-ce la liberté d’être spontanément soi ? Et, pour être soi, ne faut-il pas d’abord apprendre ce qu’est cet individu si chéri aujourd’hui ? Rey, dans le droit-fil de tout un courant de pensée qui mène jusqu’aux travaux du juriste Pierre Legendre [1], affirme que l’individu ne peut accéder à une autonomie véritable sans se reconnaître lié : lié aux autres, lié à une société qui lui permettra d’exercer cette autonomie, lié à une histoire, lié à ses propres fantômes. Se croire « auto-référentiel », ce qu’impliqueraient les actuelles théories pédagogiques et, plus largement, le système de valeurs en cours, c’est nier la généalogie de la famille, du savoir, des institutions. Nier ce lien, c’est nier ses propres limites, limites qui seules définissent le champ où peut s’élaborer le sujet.

En d’autres termes, la liberté ne peut exister que sur fond de renoncement : elle ne commence à se déployer que quand des limites sont perçues et intégrées : la liberté individuelle, fondement de la démocratie, et condition de sa pérennité, implique que le citoyen se sache mortel fils de mortel, un parmi d’autres, refuse la loi du plus fort, accepte des règles qui permettront de vivre ensemble. C’est donc la raison qui le conduit à ne pas s’en remettre à ses seules impulsions, afin de pouvoir, humain parmi les humains, contribuer à une histoire commune, et écrire sa propre histoire. C’est la raison qui lui fait comprendre que l’autre n’est pas une chose, mais un « je » comme lui, c’est à elle que l’être humain doit l’humanité qui le rend capable d’avoir des droits, pour paraphraser la merveilleuse expression de Rémi Brague [2].

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Or s’appuyer sur la rationalité, plutôt que sur l’évidence du désir et la clôture de l’ego, n’est pas automatique, n’est pas facile, n’est pas transparent : si chacun en a la potentialité, encore faut-il nourrir cette potentialité. Chacun naît libre... Libre, oui, mais d’œuvrer à sa libération, qu’entravent les pulsions et les évidences. La conception d’un individu « solo », susceptible de ne tirer que de son propre fonds les assises de sa raison, considéré comme ayant à ne s’autoriser que de lui-même, tend à définir chacun comme un « mini-Etat » où il fait sa loi. Le sens des interdits, contraintes et limites tend alors à disparaître, ils ne sont plus guère que la « simple résultante de tractations entre les revendications individuelles d’une part, les exigences de la société d’autre part », ou, pis, une violence.

Ne pas reconnaître que « nul n’est à l’origine de soi », ne pas renoncer au rêve infantile et dangereux de toute-puissance, croire que se soumettre à ses désirs permet d’accomplir sa vérité, c’est oublier que, si l’on peut justement chercher à s’accomplir, c’est parce que la société, ses structures, ses limites, la loi, le permettent, et non parce que ce serait un droit « naturel » auquel la société ferait obstacle ; c’est oublier que c’est la raison qui, en écrivant des lois, s’est institutionnalisée, et a rendu possible l’autonomie de l’individu ; c’est oublier qu’on reçoit d’abord les lois, les interdits, les limites, avant de se les approprier, et que c’est ainsi que se pérennise l’institution sociale de la raison – indispensable à l’exercice de la liberté, intime et collective.

Quand donc Rey attaque, avec une gaieté emportée, une émotion effervescente, les « totems » d’une certaine modernité, le dédain de l’héritage, le refus des contraintes, la liberté d’affirmer sa propre personnalité, la revendication de sa différence comme identité, c’est pour dissiper ce qui lui paraît un leurre séduisant et redoutable qui, loin d’être l’achèvement des valeurs démocratiques, les menace, alors même que ces conceptions s’en réclament.

Il n’est pas aisé de s’aventurer sur ce terrain : ne pas croire que tout ce qui se nomme progrès est toujours progressiste peut rapidement être apparenté à une pensée réactionnaire. Or cette analyse entend rappeler l’esprit des Lumières, elle cherche à élucider le dévoiement de cet esprit : tout en gambades et digressions, recourant aussi bien à Ivan Illich qu’à Philip K. Dick, René Girard ou Arnold Schwarzenegger (celui de Terminator), cet essai, bousculant, roide et passionné, ne cherche certainement pas à célébrer le passé contre la modernité : il s’emploie à montrer comment la modernisation culturelle va dans le même sens que la modernisation économique, ce qui est troublant.

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De la poussette rénovée où l’enfant est censé appréhender librement le monde, coupé du regard des parents qui permet de donner sens à ce qu’il voit, au glissement de la science vers la technique au service du marché, de la substitution de la créativité à l’étude du patrimoine littéraire, jusqu’à la place prise dans la presse et l’imaginaire par le clonage, il donne à lire un monde qui semble avoir oublié que la liberté se construit en raison. Ce monde est en plein accord avec une conception économique libérale qui s’est déployée précisément sous couvert de ces mêmes idéaux de libération et de respect de l’individu subtilement faussés – « de même que, selon les préceptes libéraux, une main invisible est censée assurer la prospérité générale pour que les hommes abandonnent leur prétention à intervenir dans l’économie et ne se préoccupent que de leur intérêt personnel, de même l’auto-organisation conduirait les êtres à l’épanouissement et au bonheur ». Dans une société alors en passe de « désinstitutionnalisation généralisée », pour citer Dany-Robert Dufour [3], l’individu est seul, sommé de s’auto-créer, éperdument : libéré des contraintes, libéré de la raison, libre, follement libre d’écouter les sollicitations de son inconscient et celles du marché, qui n’aime rien tant que satisfaire ses pulsions archaïques.

Professeur émérite des universités et rédacteur en chef des Cahiers de médiologie puis de la revue Médium, fondés par Régis Debray, Daniel Bougnoux poursuit le même questionnement, mais dans le champ des arts et des médias. Cette importance accordée à l’expression de soi, cette aspiration à un monde sans entraves, source de jouissance, il va en regrouper les manifestations sous le terme expressif de « présentisme ». Le constat qu’il en dresse est classique, mais éveillant, car il propose une vue d’ensemble : de la presse qui sollicite une lecture émotionnelle au remplacement du « grand roman » d’antan par l’« autofiction », parée du charme même de la modernité – vérité de la confidence, réalisme du récit, proximité du héros et du lecteur ; du clip au spot en passant par le live, le direct, l’interactivité, qui permettent d’adhérer « pour de vrai » à ce qui se donne à voir, permettent et d’y croire et d’y participer, ce qu’à leur façon déclinent également les « installations » et « performances », souvent portées sur l’« effet de réel » et l’implication « active » du spectateur, en bref, de la télé-réalité aux jeux vidéo, entre autres (ô combien multiples) exemples, comme le proclamait autrefois le slogan de la radio RTL : « L’important, c’est de vibrer. » Ce qui est ici recherché, c’est la sensation, l’immédiat, liés sans contestation possible au réel, et donc – c’est peut-être le plus important – véridiques.

Pour Bougnoux, ce « présentisme » instaure la « tyrannie de l’authenticité et du vécu » : ce avec quoi l’on ne peut qu’être d’accord, sans nécessairement le regretter. Pourquoi les détenteurs de la culture à l’ancienne, roman « lent », œuvres difficiles, auraient-ils accès à une vérité supérieure ? Ne s’agirait-il pas là de la vieille querelle élitisme contre populisme, ou de son double culpabilisant, morale de l’effort contre recherche du plaisir ?

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Eh bien non ! Comme chez Rey, mais par le biais d’une « éthique de la représentation », il s’agit d’une réflexion sur le sujet démocratique, d’une étude sur une certaine perversion de l’individualisme : décrit, au long d’un parcours du « démantèlement des scènes artistiques et médiatiques », comme réduit à une « bulle narcissique », et qui, à trop se complaire dans l’« intoxication émotionnelle » procurée par toutes ces bouffées de « réalité », pourrait finir par déraper dans l’oubli de la « chose commune », et dans les seuls rêves ou cauchemars intimes.

En effet, que se passe-t-il quand les individus n’ont plus guère de curiosité que pour ce qui touche leur propre monde – et c’est là pour beaucoup ce qui peut se jouer avec Internet (même si l’on ne saurait l’y réduire) ? Quand on préfère ce qui agit directement sur les nerfs – l’immersion dans la fête, la communion dans un sentiment partagé, la « présence pure » – à la mise à distance, la mise en symboles, en différé – en bref, quand on préfère le « vécu » à la représentation ? Alors, on « fait sauter le détour d’une mentalisation et son filtre critique », le « corps-à-corps » va court-circuiter la raison, sceller une adhésion sans débat, la représentation disparaît au profit du surgissement de la « vie », ce qui rend superflue sinon impossible toute mise en perspective : comme le dit très bien l’expression juvénile, « on s’éclate ». Le sens-signification est pulvérisé par le sens-sensation, qui suffit à sa légitimité. Ce qui va créer une « communauté réduite aux affects », qui n’aura plus d’autre monde commun que le commun du narcissisme, plus d’autre critère de la pertinence d’une œuvre que la force de l’effet instantanément produit – ce qui d’ailleurs fut toujours très bien compris par la propagande des régimes totalitaires, grands experts en spectacles fusionnels.

C’est entendu, nous n’en sommes pas là – encore que la stratégie de M. Silvio Berlusconi pour accéder au pouvoir, présentée ici dans un vrai-faux discours, donne à songer –, et Bougnoux ne pratique pas une lecture manichéenne de nos contemporaines évolutions. Néanmoins, que l’émotion, la fusion, dans son évidence, dans son jaillissement, suffise comme garante de la vérité est fondamentalement préoccupant pour la démocratie.

Car alors la raison s’éloigne, et donc le partage de significations. Croire en la transparence du moi, qui est pétri d’imaginaire, croire en la transparence de l’émotion, revient à accepter que les instincts, les pulsions se « libèrent », prennent toute leur place. Mais le refoulé qui se donne pour vérité est ce qui nourrit la « barbarie » : plus de frontière entre la pulsion et l’extérieur, plus de différence de statut entre les différents besoins de l’individu, ceux qui ne sont qu’à lui, ceux qui seraient à tous.

Bougnoux, non sans parfois quelque peu jargonner, célèbre le secret intime, la politesse de la scène, la belle coupure offerte autrefois, entre le réel et l’illusion, par le théâtre et le cinéma, et va intrépidement à contre-courant : contre une certaine avant-garde, contre le lyrique Guy Debord, contre, surtout, certaines valeurs de l’« égalitarisme démocratique », qui contribuent à saper ce qui est pourtant, si l’on veut qu’advienne le sujet démocratique, une absolue nécessité, c’est-à-dire le maintien de l’écart avec les forces sauvages du ça, si merveilleusement manipulables.

Comme Rey, Bougnoux est un bel « inquiéteur », et ces deux essais insistent sur la dangereuse confusion opérée entre massification et démocratisation, au prix d’une grave torsion des notions de liberté et d’égalité. Mais, si l’intelligence de ces essais réjouit, plane cependant sur le lecteur l’ombre d’un profond abattement : on ne sait trop que penser de cette évolution vers un narcissisme destructeur, tant de la personne que d’un projet collectif. Serait-ce que l’être humain a une nature foncièrement mauvaise, spontanément encline à privilégier la satisfaction de ses désirs, spontanément vouée à la passivité face à ses instincts égoïstes ? Cette crise des « valeurs », crise de l’intériorité, crise du contrat social, est-elle le sens même de l’histoire des démocraties riches ? Y a-t-il fatalement rencontre entre l’évolution des démocraties et les valeurs prônées par le libéralisme économique ? Le travail d’Eva Illouz et celui de Micki McGee offrent des éléments de réponse.

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Illouz, professeure de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem, étudie la genèse de l’« homo sentimentalis ». L’expression se passe de commentaire, il est flagrant que notre modernité est liée à une « nouvelle culture de l’affectivité » : de la « part féminine » des hommes à la « peopolisation » des politiques, en passant par le souci des nobles causes, etc. Or, selon Illouz, les sentiments sont évidemment des phénomènes psychologiques, mais aussi, et « peut-être plus encore, des réalités sociales et culturelles ». La thèse qu’elle développe de façon captivante établit ainsi un rapport très étroit entre l’évolution du capitalisme et la transformation de l’importance accordée aux émotions, à leur expression, devenues peu à peu la quintessence de l’identité personnelle. C’est inattendu. C’est dessillant.

C’est essentiellement la modernité selon les Etats-Unis qu’Illouz étudie, mais ses propos s’appliquent à l’ensemble des pays développés. Elle souligne tout d’abord comment, à la suite de l’introduction de la psychanalyse – cet intérêt-là mériterait d’ailleurs d’être explicité –, le « moi ordinaire » va être conçu comme une « entité mystérieuse », que chacun devrait connaître, et épanouir.

Dès les années 1920, c’est dans l’entreprise que l’« imaginaire psychanalytique » va être introduit ; le bon manager devra être un bon psychologue ; les conflits seront considérés comme relevant de la psychologie ; on va privilégier l’« écoute », l’« éthique communicationnelle » sera l’esprit même de l’entreprise. Le conflit social ne peut qu’être un malentendu. La compétence et les performances professionnelles seront perçues comme le produit du moi profond. L’échec ou le penchant à la grève seront lus comme un désordre intime, à dénouer. Cette conception, qui permet d’augmenter la productivité, s’étend hors de l’entreprise grâce à l’institutionnalisation de la psychologie. Les relations intimes sont transformées en objets mesurables, « comparables entre eux, et relèvent d’une analyse en termes de coût et de profit », tandis que s’accentuent le subjectivisme et la sentimentalité, puisque nos émotions ont une valeur du seul fait d’être exprimées.

La santé et la réalisation de soi sont donc désormais une seule et même chose. Chacun son moi, sa différence ; les émotions sont un nouveau capital, toute souffrance doit être reconnue, non comme une faute morale, mais comme constitutive d’une individualité, tout en combattant le dysfonctionnement : ce que confirme la codification des pathologies par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de I954, qui élargit considérablement et les troubles remboursés par les assurances et le marché des entreprises pharmaceutiques, mais qui, surtout, définit en creux la « normalité » comme l’aptitude à « s’épanouir ». Le moi souffrant est ainsi réinjecté dans le marché, comme produit défaillant à corriger, comme atout particulier à jouer, sans que soit défini clairement ce que serait une pleine « réalisation ».

Et c’est ainsi que le capitalisme prend un visage humain, que se dissout la frontière entre le public et le privé, que triomphe l’idéologie libérale du choix s’exprimant dans toutes ses contradictions et tristesses sur les sites de rencontres d’Internet... C’est ainsi que ce qui semblait promesse de libération et de bonheur est devenu contrainte intériorisée, invisible, « naturelle » – sa « construction » a été effacée. Mû par ces nouvelles normes d’égalité, de liberté, de transparence, de rationalisation, l’individualisme d’aujourd’hui accueille une vie émotionnelle qui « obéit à la logique des relations et des échanges économiques ». L’économie intime et l’économie de marché s’épousent, au nom même des valeurs de la démocratie, modulées, interprétées, utilisées par un système économique précis, qui entend bien se faire passer pour le synonyme de la démocratie.

Ces « pathologies de l’individualisme » semblent donc bien surgir de la rencontre entre les idéaux de la démocratie et les objectifs d’un nouveau capitalisme. Mais, à moins d’espérer une révolution, comment peut-on alors imaginer un avenir qui ne superpose pas le citoyen et le consommateur, les « droits de » et le « droit à » ? Micki McGee, sociologue nord-américaine, après avoir étudié les conditions d’apparition et les significations de la demande massive de techniques d’auto-épanouissement aux Etats-Unis, rappelle elle aussi que « les structures sociales et les identités individuelles sont mutuellement constitutives : interconnectées à un point tel que des changements dans les premières entraînent des changements dans les secondes et, pourrait-on dire, vice versa ».

Mais, si chacun est désormais sommé de « travailler sur soi », de se considérer comme « capital humain », et ce avec d’autant plus d’acuité que l’insécurité sociale est plus grande, si donc l’aliénation est à son comble, qui fait porter la responsabilité de son insatisfaction sociale à l’individu même, coupable de n’être pas assez résolu à « devenir tout ce qu’il peut être », l’auteure postule néanmoins que cette quête égarée de l’accomplissement de soi peut « servir de catalyseur pour un changement social ». Elle lui apparaît comme une forme « prépolitique » de protestation, qui pourrait être canalisée vers une « participation politique ».

Ce qui implique de reconnaître que « le désir d’inventer sa vie ne relève plus du narcissisme, ou d’un élan émancipateur alternatif, mais plutôt qu’il est rendu de plus en plus nécessaire comme une forme nouvelle de “travail immatériel” – activités mentales, sociales et émotionnelles requises pour participer au marché du travail », et de s’appuyer sur cette aspiration pour l’étendre à la revendication d’un monde dans lequel « le libre développement de chacun est compris comme la condition du libre développement de tous ». Cela implique assurément que soit réaffirmée la valeur fondatrice de la raison commune, que soient déconstruites les illusions de liberté, mais en s’appuyant sur ce qui, dans les malentendus et les pièges de la modernité, porte, de façon contradictoire mais tenace, une aspiration à une vie meilleure.

(*) Evelyne Pieiller : Ecrivaine, auteure notamment de Dick, le zappeur des mondes, La Quinzaine littéraire, Paris, 2005 ; de L’Almanach des contrariés, Gallimard, coll. « L’arpenteur », Paris, 2002.

 Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, Paris, 2006, 330 pages, 22,50 euros.

 Daniel Bougnoux, La Crise de la représentation, La Découverte, Paris, 2006, 184 pages, 16 euros.

 Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Seuil, Paris, 2006, 202 pages, 15 euros.

 Micki McGee, Self-Help, Inc. Makeover Culture in American Life, Oxford University Press, 2005, 287 pages, 30 dollars.


Voir en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2007/03/PIEILLER/14519#nh3


[1Lire, notamment, Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, Paris, 2000.

[2Rémi Brague, La Loi de Dieu, Gallimard, Paris, 2005.

[3Lire Dany-Robert Dufour, « De la réduction des têtes au changement des corps », Le Monde diplomatique, avril 2005.

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