II/ Les fondements de la jurisprudence islamique (usûl al-fiqh) (partie 6)

mardi 3 avril 2007

5. La signification du silence dans les sources

Déterminer ce qui est licite ou non est la prérogative exclusive de Dieu, et ni les Prophètes eux-mêmes ni les oulémas n’ont pu modifier les prescriptions révélées ni élaborer de nouveaux jugements en dehors du cadre de la Révélation [1].

En fait, déclarer illicite ce qui est licite, ou licite ce qui est illicite, est semblable au shirk, c’est-à-dire revient à s’ériger soi-même ou à ériger quelqu’un d’autre en associé de Dieu, ce qui est le plus grave péché en islam ; le Coran nous dit : « Dieu ne pardonne pas qu’on Lui associe quicon¬que, mais Il pardonne les péchés moindres à qui Il veut. » Coran 4/48

L’homme, en inventant ou en modifiant ce qui a fait l’objet de révélations claires, s’arroge des droits qui ne lui appartiennent absolument pas et se place, consciemment ou non, au niveau du Créateur. Que ce soit par la prophétie, une institution organisée en hiérarchie (Église ou Conseil) ou une quelconque prétention à l’autorité individuelle, cela n’est pas acceptable en islam. De nombreux récits ont été rapportés en ce sens au sujet de nos grands oulémas anciens de l’époque des « suivants » (at-tâbi‘ûn). Ash-Shâfi‘î, dans son œuvre Al-umm, cite ces propos d’Abû Yûsuf, l’élève d’Abû Hanîfa :
«  J’ai rencontré de nombreux savants [mashâyikh min ahl al-‘ilm] qui répugnaient à formuler une décision juridique [fatwâ], c’est-à-dire à déclarer : « Ceci est licite et cela est illicite », sauf [en se référant à] ce qui était clairement stipulé dans le Coran et ne nécessitait aucune interprétation. » [2]
Ahmad ibn Hanbal, lorsqu’on l’interrogeait sur une prescription, avait l’habitude de répondre : « Je réprouve cela », « Ceci me déplaît » ou « Je n’aime pas cela », afin d’éviter de déterminer ce qui était illicite et de prononcer le terme harâm [3]. Ibn Taymiyya a également mentionné que les oulémas des trois premières générations (as-salaf) ne déclaraient pas quelque chose illicite, à moins que ce caractère illicite ne soit fondé sur une preuve indiscutable, c’est-à-dire une affirmation claire du Coran ou de la Sunna.

Ainsi le croyant doit-il comprendre l’importance de s’attacher fermement à ce que Dieu a révélé et de ne pas outrepasser les droits qui lui sont octroyés. Ni dans un sens, par une libéralité sans limites, ni dans l’autre, par l’interdiction excessive de choses ou d’activités : ces deux postures étaient présentes chez les Compagnons de Muhammad (PBDL ) et celui-ci lança un avertissement formel aux musulmans de tous les temps :
«  Malheur à ceux qui tombent dans l’excès [al-mutanatti‘ûn] ! Malheur à ceux qui tombent dans l’excès ! » [4]

Le Coran est bien explicite : « Ô vous les porteurs de la foi ! Ne déclarez pas illicites les bonnes choses que Dieu vous a rendues licites, et ne soyez pas transgresseurs : Dieu n’aime pas les transgresseurs.
Mangez des choses bonnes et licites dont Dieu vous a gratifiés, et craignez Dieu en qui vous avez foi.
 » Coran 5/87-88

et, au sujet de l’illicite lui-même : « Il vous a détaillé ce qu’Il vous a interdit. » Coran 6/119

Le Prophète (PBDL ) a confirmé le contenu de ce verset en de nombreuses occasions, et nous avons déjà cité en entier le hadîth commençant par : « Ce qui est licite est évident, comme est évident ce qui est illicite […]. » Les deux sources islamiques donnent effectivement aux croyants un cadre clair, comme une référence à l’intérieur de laquelle ils doivent considérer leur vie et leurs affaires, et à partir duquel ils devraient appréhender les situations et les problèmes nouveaux dus à l’évolution naturelle du temps. Celles-ci constituant une référence globale, tout est couvert par le Coran, mais nous ne pouvons y trouver de réponse à chaque question spécifique. Tel est le sens des deux versets cités ci-dessous, contradictoires en apparence, mais qui doivent être lus à des niveaux différents :

« Et nous t’avons révélé peu à peu le Livre, comme un exposé explicite de toute chose, ainsi qu’une direction, une miséricorde et une heureuse annonce pour ceux qui se sont soumis à Dieu. » Coran 16/89
et : « Ô vous les porteurs de la foi ! Ne posez pas de questions sur des choses qui, si elles vous étaient divulguées, vous seraient pénibles ; car, si vous posez des questions à leur sujet alors que le Coran est révélé, elles vous seront divulguées. Dieu vous en a absous : car Dieu est Pardonneur, Indulgent. Un peuple avant vous avait posé de telles questions, et cela l’a conduit à devenir infidèle. » Coran 5/101-102

Le premier verset fait allusion aux dernières prescriptions générales dont l’humanité a besoin, comme cadre de référence : en ce sens, « tout est clair », et Dieu a perfectionné pour nous notre religion [5]. Dans les domaines plus spécifiques, qui concerneraient soit des questions de culte, soit des contingences individuelles, sociales, politiques ou économiques, les prescriptions, quoique claires, n’étaient pas très détaillées à l’époque de la Révélation, et Dieu avait recommandé aux Compagnons du Prophète d’éviter de poser des questions sur beaucoup de détails afin de ne pas restreindre le champ de la permission et de ne pas alourdir le fardeau des générations à venir. Autrement dit, le cadre est absolu et parfait, mais il comprend une part de silence qui allège le fardeau des croyants, facilite leur culte et leur permet, contrairement aux peuples des révélations antérieures, de rester attachés à la Vérité révélée. C’est là le premier sens du silence, et nous avons déjà cité le hadîth qui illustre ici notre propos :

« Dieu a prescrit des devoirs, ne les négligez pas ; Il a institué des limites, ne les outrepassez pas ; Il a prohibé certaines choses, ne les transgressez pas. Il s’est tu au sujet de certaines choses, par bonté envers vous, non par oubli, ne cherchez pas à les connaître. » [6]

Dieu, dans Son infinie bonté, a décidé de garder le silence sur certaines choses « par bonté envers [nous] », parce que les réponses nous « seraient pénibles ». Ce silence est un don et c’est en fait la traduction juridique et pratique du principe fondamental de la permission étudié ci-dessus (al-ibâha).

Toutefois, la notion de silence possède un second sens, que nous pouvons extraire des deux versets cités. Le Coran apporte à la communauté musulmane une direction et une heureuse annonce : tous ceux qui se soumettent à l’enseignement révélé seront récompensés dans l’au-delà. Ces enseignements, cependant, sont généraux et nécessitent d’abord des musulmans, et des oulémas en particulier, une compréhension profonde et claire. Et ensuite, il est impératif qu’ils soient compris à la lumière de chaque époque et de chaque environnement spécifiques. Les musulmans étant alors armés des prescriptions générales, attachés à elles, le silence des sources observé sur des questions très précises oblige les oulémas à méditer sur la Révélation, à réfléchir à leur époque, et à formuler les prescriptions adéquates pour leurs contemporains. Le silence représente, de fait, le rôle spécifique donné à la raison analytique humaine pour stipuler des règles islamiques, à travers l’espace et au fil du temps, inévitablement diverses mais toujours islamiques dès lors qu’elles sont en accord total avec les commandements généraux énoncés dans les sources. Ce processus n’a rien à voir avec le « questionnement excessif » dont nous parlions ni à l’ajout d’interdits injustifiés ; c’est plutôt une question d’adaptation, de dynamique interne, pour parler comme Muhammad Iqbâl [7], permettant alors aux musulmans d’accepter et d’affronter, de la manière la plus adéquate, les changements géographiques et historiques.

L’universalité des commandements coraniques est rendue pratique et tangible par un processus dynamique au sein duquel la raison humaine, constamment active, doit stipuler des réponses islamiques – fidèles aux sources – à des questions originales [8]. Telles sont l’origine de l’ijtihâd et la fonction de la fatwâ. Le silence est donc la sphère qui permet au fiqh, sur le terrain des affaires sociales (mu‘âmalât), d’être en un processus constant de développement, d’évolution et de formulation. En outre, les sources elles-mêmes obligent les musulmans à diriger leurs pensées et leurs travaux juridiques dans ce sens : c’est ce que confirmait le hadîth déjà cité concernant l’envoi de Mu‘âdh au Yémen. Rester attachés aux prescriptions stipulées par les savants du IXe siècle, aussi grands et aussi respectables qu’ils aient été, ou refuser de prendre en compte l’évolution du temps serait, assurément, trahir les enseignements de l’islam.


[1Nous avons dit plus haut que la Sunna stipule parfois des prescriptions juridiques qui ne se trouvent pas dans le Coran. Cela est très rare et, en outre, ces quelques prescriptions ne sortent pas du cadre général, de l’orientation indiqués par le Coran.

[2Ash-Shâfi‘î, Al-umm, Le Caire, Al-amiriyya, 1926, 7 volumes, vol. 7, p. 317.

[3Voir al-Qardâwî, Al-halâl wal-harâm, op. cit., p. 24-25.

[4Hadîth rapporté par Muslim, Ahmad et Abû Dâwud.

[5Voir pour cette expression, déjà citée, Coran 5/3.

[6Hadîth rapporté par at-Tirmidhî, Ibn Mâjah et al-Hâkim.

[7Voir Muhammad Iqbâl, The Reconstruction of Religious Thought in Islam, New Delhi, s. e., 1990, trad. fr. Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Paris, Maisonneuve-Larose, 1955, chapitre VI, « Le principe du mouvement dans la structure de l’islam », à propos d’al-ijtihâd.

[8Ibn Hazm – ainsi que son école de pensée zahirite – alla très loin dans ce sens, affirmant que la loi islamique n’est rien de plus que les injonctions présentes dans le sens littéral (zâhir) des textes coraniques et prophétiques. Même si les savants doivent stipuler une législation spécifique ou supplémentaire – ce qui est naturel et nécessaire en raison de l’évolution des époques –, il doit être clair que cela ne fait pas partie de la sharî‘a, qui est composée exclusivement du Coran et de la Sunna authentique. Ce point de vue est intéressant dans la mesure où il met en évidence la différence entre les sources, porteuses d’un enseignement et de prescriptions absolus, et la contribution humaine, toujours nécessaire et impérative, mais demeurant temporaire, limitée et, surtout, sujette à l’erreur. Voir Ibn Hazm, Al-muhallâ, Le Caire, s. e., 1975, vol. 1, p. 56 et suiv.

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