II/ Les fondements de la jurisprudence islamique (usûl al-fiqh) (partie 3)

mardi 13 mars 2007

2. La permission est le fondement

Les spécialistes des principes du fiqh (‘ulamâ’ al-usûl) ont extrait, au cours de leurs recherches sur le Coran et la Sunna, des prescriptions générales importantes. Le premier principe dont dépendent un grand nombre de prescriptions islamiques essentielles est celui de la permission : la norme, en ce qui concerne les choses et les ressources naturelles, est effectivement la permission, conformément au verset : « C’est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre. » Coran 2/29

L’univers entier est la création de Dieu : dans l’absolu, cette œuvre est bonne en soi et est la manifestation du bien pour l’humanité. La nature tout entière accueille l’être humain et sa propre origine naturelle le dirige. Pour ce qui concerne notre relation avec le monde et la priorité de la permission, il semble clair que les deux premiers états qu’il nous faut reconnaître sont ceux de liberté et d’innocence, la création ayant été constituée au service de l’humanité : « Ne voyez-vous pas que Dieu a mis à votre disposition ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre, et vous a prodigué Ses bienfaits apparents et cachés ? » Coran 31/20

L’être humain doit considérer le monde dont il fait partie comme un don, et tous les éléments comme des bienfaits qui lui sont offerts, témoins de sa responsabilité devant le Créateur. Le champ de l’interdit est fort restreint en comparaison de l’horizon des possibles. C’est ce que confirme la simple lecture du Coran, ainsi que cette affirmation explicite du Prophète (PBDL ) : « Dieu a prescrit des devoirs, ne les négligez pas ; Il a institué des limites, ne les outrepassez pas ; Il a prohibé certaines choses, ne les transgressez pas. Il s’est tu au sujet de certaines choses, par bonté envers vous, non par oubli, ne cherchez pas à les connaître. » [1]
Adam et Ève, tous deux responsables d’une désobéissance au seul interdit exprimé par Dieu, seront pardonnés après leur acte, et leur vie sur la terre sera une épreuve qui prend sa source dans l’innocence et son sens dans la responsabilité :

« Nous avons dit : “Ô Adam ! Habite avec ton épouse dans le jardin ; mangez de ses fruits comme vous le voudrez ; mais ne vous approchez pas de cet arbre, sinon vous seriez au nombre des injustes.” Le Démon les fit trébucher et il les chassa du lieu où ils se trouvaient. Nous avons dit : “Descendez, et vous serez ennemis les uns des autres. Vous trouverez sur la terre un lieu de séjour et de jouissance éphémère.” Adam reçut de son Seigneur des paroles ; puis Dieu accueillit son repentir. Dieu est, en vérité, Celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant, Il est Miséricordieux. » Coran 2/35-37

Dans ce lieu de séjour qu’est la terre, l’homme naît innocent et les Révélations divines successives viennent le guider, lui indiquer la voie (la sharî‘a au sens premier et littéral du terme) et spécifier des limites. Chacun, selon ses capacités, sera responsable de leur respect et chacun devra rendre compte de ses actions : « Nul ne portera le fardeau d’un autre. » Coran 17/15

Ainsi est la vie, et cette épreuve est le lot de tous les êtres humains depuis l’aube des temps : « Lui qui a créé la mort et la vie pour vous éprouver. » Coran 67/2

Sur le plan juridique, il s’ensuit une règle claire dans la modalité de lecture du Coran et de la Sunna : tout ce qui n’est pas interdit est permis de fait [2]. L’interdiction agit autant comme une limitation que comme une orientation : par l’imposition de limites, le Créateur révèle à l’homme le sens de la vie et lui indique un horizon de valeurs dont le respect fondera son humanité, sa dignité. Yûsuf al-Qardâwî a bien raison de préciser que la permission originelle ne concerne pas seulement les éléments naturels, les aliments et les boissons, mais elle inclut également les actions, les habitudes, les coutumes et les cultures, et donc les affaires sociales (mu‘âmalât) dans leur ensemble [3]. Tout est permis à l’exception de ce qui contredit une prescription stipulée et reconnue. La dignité de l’homme tient dans sa capacité de marier les deux attitudes : penser et entreprendre tout ce qui est possible pour le bien de la communauté humaine, tout en veillant attentivement à respecter les limites. Le Prophète (PBDL ) a dit :
« Ce qui est licite est évident, comme est évident ce qui est illicite. Entre le licite et l’illicite, il est des choses [ou actions] qui suscitent le doute et que bien peu de gens connaissent. Celui qui se garde de ces choses [ou actions] préserve par là même sa religion et son honneur. Celui qui tombe dans les choses [ou actions] douteuses s’aventure en fait dans l’illicite, à l’exemple du berger dont les bêtes pâturent autour d’un enclos dans lequel elles risquent à tout moment d’entrer. Tout souverain possède un domaine réservé ; celui de Dieu est l’ensemble de Ses interdictions. – Il est dans le corps un morceau de chair qui, s’il est sain, rend tout le corps sain ; alors que s’il est corrompu, tout le corps se corrompt : certes, il s’agit du cœur. » [4]

La conscience profonde que l’univers est offert et que tout y est un don dont nous pouvons user librement et en toute confiance, telle est l’attitude première que nous devons adopter envers la vie et la nature. Elle nous apportera la sérénité et un sentiment intense d’amour pour Celui qui nous donne tout et nous crée innocents . Alors doit agir la conscience des limites, et ce dans l’intime conviction de notre responsabilité devant Dieu et non dans celle de la primauté de notre culpabilité.

Ce principe d’usûl al-fiqh est de première importance lorsqu’il nous faut réfléchir à notre situation en Europe. Il montre bien que l’islam nous permet de prendre en compte ses possibilités intrinsèques d’adaptation dans l’espace et dans le temps ; en d’autres termes, d’accepter et de faire nôtre ce qui, dans chaque civilisation ou chaque culture, ne contredit pas une prescription juridique clairement stipulée. Cela nécessite avant tout que nous surmontions notre tendance – bien naturelle aux premiers temps de l’immigration et de la formation d’une minorité culturelle à l’intérieur des pays occidentaux – à penser notre identité par référence, et souvent par opposition, à la tendance majoritaire. Nous deviendrons alors capables de nous auto-définir à la lumière exclusive de nos références, en respectant ce qui, selon elles, est licite et ne l’est pas.

De cette manière, non seulement nous gagnerons en maturité, mais encore nous serons poussés à retrouver l’essence de notre religion reposant sur un pilier fondamental (l’unicité de Dieu, tawhîd), et ayant pour cadre quelques prescriptions générales qui nous rendent toujours prêts à accepter, à incorporer et à faire nôtres des cultures, des traditions et des coutumes dans leur riche et immense diversité. Nous devons nous rappeler cela tandis que nous tentons, comme c’est le cas ici, de définir ce qu’est un « musulman européen » et de montrer comment les sources islamiques nous permettent de le déterminer.


[1Hadîth rapporté par at-Tirmidhî, Ibn Mâjah et al-Hâkim.

[2Cela concerne les affaires sociales (mu‘âmalât). En ce qui concerne les prescriptions du culte (‘ibâdât), la règle est exactement l’inverse : ce qui n’est pas clairement prescrit est interdit.

[3Yûsuf al-Qardâwî, Al-halâl wal-harâm fîl-islâm (Le Licite et l’Illicite en islam), Le Caire, 20e éd. 1991, p. 19-22. Voir également, Sa’îd Ramadân, Islamic Law : its Scope and Equity, traduit en français sous le titre La Sharî‘a : le droit islamique, son envergure et son équité, Paris, Al Qalam, 1997, p. 73-88.

[4Hadîth rapporté par al-Bukhârî et Muslim.

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