II/ Les fondements de la jurisprudence islamique (usûl al-fiqh) (partie 2)

mardi 6 mars 2007

1. Qui décide ?

Pour les musulmans, le Coran, révélé au cours de vingt-trois années, entre 610 et 632, est la parole de Dieu transmise par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. En ce sens, bien entendu, le Coran représente un monde d’absolu puisqu’il est révélé par le Créateur des cieux et de la terre, de l’espace et du temps. Dans le Coran, les croyants trouveront, au-delà des événements et des contingences de l’Histoire, le message profond et essentiel du tawhîd : il n’y a qu’un seul Dieu et les êtres humains doivent répondre à Son appel.

Telle était la quintessence des messages révélés à tous les Messagers précédents : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et tous les autres prophètes, au cours de l’Histoire. Le Coran est donc « un Rappel », le dernier, qui est préservé par Dieu Lui-même : « Nous avons certes révélé peu à peu le Rappel, et Nous le préservons. » Coran 15/9
Le cœur de l’enseignement divin, constituant le fondement de toutes les révélations, est présent dans le Coran, avec toutes ses implications pour les êtres humains : il y a un seul Dieu, Il est le Créateur de tout, c’est de Lui que nous venons, à Lui que nous appartenons et à Lui que nous retournerons ; chacun sera jugé selon sa foi, ses intentions, sa sincérité et son comportement. Cette vie n’est pas la Vie, elle est un passage, un temps très bref… cette vie est une épreuve : « Lui qui a créé la mort et la vie pour vous éprouver [et faire apparaître] lequel d’entre vous agit le mieux. » Coran 67/2

Ainsi, la diversité religieuse est voulue par Dieu et Il a donné à chaque peuple un message spécifique. Cependant, ces messages divins, au cours de l’Histoire, ont été d’une manière ou d’une autre modifiés et altérés par les hommes, puis chacune des révélations successives a dû rectifier ce qui avait été transformé et falsifié dans la précédente.
Pour les musulmans, le Coran confirme ce qui avait été révélé auparavant et, en même temps, corrige et rectifie les erreurs et les altérations qui avaient, selon le Coran lui-même, été introduites dans les messages antérieurs. Comme il est la dernière Révélation, le Coran représente pour les musulmans la dernière voie, la dernière direction, la dernière référence, dont les enseignements sont désormais valables en tout lieu et pour tous les temps à venir, jusqu’à la fin de l’Histoire humaine. Ainsi le Coran, la parole même de Dieu apportée par l’ange Gabriel, est-il la source première et essentielle pour les musulmans dans les domaines religieux et juridique. Les neuf dixièmes du Coran traitent de la spiritualité au sens large du terme : la présence de Dieu, la création, la foi, le culte, la moralité, l’au-delà, etc. On y trouve aussi des prescriptions générales concernant les affaires sociales : dans Sa dernière Révélation, Dieu a établi un cadre général au sein duquel les croyants doivent s’efforcer de trouver la loi la plus adéquate, à la fois fidèle au Coran et adaptée à leur contexte.

Selon certains oulémas, seulement 250 versets environ (sur 6 632) traitent de questions juridiques, et la plupart de ces versets répondaient à des problèmes spécifiques rencontrés par la communauté à l’époque de la Révélation. De ces versets, les fuqahâ’ al-usûl (spécialistes des fondements du droit et de la jurisprudence) ont extrait les prescriptions générales qui devraient diriger la compréhension et le comportement aussi bien des oulémas que des croyants. Ce fut ce que les Compagnons du Prophète d’abord, et à leur suite les juristes (fuqahâ’) musulmans, eurent tôt fait de comprendre, et ils s’efforcèrent (les derniers fondant leurs travaux sur les études coraniques) d’exposer les prescriptions générales sous-tendant les réponses révélées données aux musulmans au VIIe siècle de l’ère chrétienne.

Pour entreprendre cette tâche, ils se référaient aussi à l’enseignement du Prophète (PBDL ), sa Sunna. Celle-ci contient tout ce qui a été rapporté au sujet du Prophète, ses actions, ses paroles et ce qu’il a approuvé clairement ou tacitement. La Sunna, deuxième source de la jurisprudence islamique, confirme et détaille ce qui se trouve déjà dans le Coran et, plus rarement, y ajoute quelques éléments. Les ahâdîth, dont le processus d’authentification est devenu, au cours de l’Histoire, une branche d’études indépendante, permettent aux oulémas de comprendre plus complètement et plus profondément les enseignements divins et la voie que les musulmans doivent suivre. Avec la première référence qu’est le Coran, ils leur permettent d’extraire un cadre général complet de principes présentant les enseignements de la sharî‘a en ce qui concerne le domaine juridique. En fait, ce cadre global, ces principes et règles généraux constituent, selon la croyance musulmane, ce qui doit être considéré comme absolu et immuable : révélés par Dieu dans Sa dernière Révélation et à travers Son dernier Messager, ils sont valables en tout temps et en tout lieu. Cela relève de la croyance islamique selon laquelle les musulmans doivent « rester fidèles à la Voie révélée » (ash-sharî‘a), et c’est un des principes et des enseignements les plus importants d’at-tawhîd.

Cependant, la fidélité à de tels principes absolus nécessite un travail important et permanent de la part des oulémas, dont on attend qu’ils formulent des règles spécifiques et précises adaptées au contexte historique et géographique. Telle est exactement la fonction d’al-ijtihâd : nous reviendrons plus longuement sur ce concept dans une section spécifique, mais il suffira de mentionner ici que, les fuqahâ’ de la communauté musulmane devant fournir à leurs coreligionnaires des réponses adéquates adaptées à leur environnement, on attend d’eux qu’ils s’efforcent de parvenir à des jugements individuels ou collectifs permettant de préserver le lien fondamental unissant l’absolu des sources (les principes généraux) et la relativité de l’histoire et de la géographie (époques, circonstances, cultures, etc.).

Ils doivent entreprendre un double travail : une interprétation profonde et précise du Coran et de la Sunna, ainsi qu’une analyse adéquate de la situation sociale, politique et économique à laquelle ils sont confrontés. Ils doivent déterminer le fiqh (droit musulman) qui est le produit d’une élaboration humaine rationnelle sur la base des prescriptions immuables de la sharî‘a mais avec des réponses, des adaptations, des formulations qui sont, elles, en constante évolution [1] .

Les deux remarques précédentes nous permettent d’apporter un éclairage sur au moins deux confusions ou erreurs de compréhension quant à la sharî‘a, son contenu et sa portée.

Premièrement, la sharî‘a n’est pas limitée au Code pénal qui est, comme nous avons pu le voir dans notre typologie et classification, un élément très précis à appréhender à la lumière d’une méthodologie générale et d’une philosophie globale de la vie. Considérer un élément hors du contexte qui lui confère son sens est non seulement injuste, mais aussi méthodologiquement incorrect. Les enseignements du Coran et de la Sunna façonnent un mode de vie complet, et c’est cela, en réalité, la sharî‘a qu’il nous est ordonné de suivre : de l’accomplissement des prières quotidiennes à la défense de la justice sociale, de l’étude au sourire donné à un être humain, du respect de la nature à la protection apportée à un animal.

Le deuxième point est une confusion très répandue selon laquelle sharî‘a et fiqh apparaissent comme une seule et même chose, alors qu’en fait il existe une distinction essentielle entre les deux. Le fiqh représente le produit de la pensée et de l’élaboration humaines ; plus précisément, c’est l’état de la réflexion juridique où sont parvenus les savants musulmans à un certain moment et dans un certain contexte, à la lumière de leur étude de la sharî‘a. Ainsi, si la sharî‘a constitue la Voie révélée et immuable, il en est tout autrement du fiqh qui, pour être fidèle à sa fonction, doit être dynamique, en constante élaboration, puisque l’évolution est la caractéristique de notre monde.

Être fidèle au message du Coran ne signifie nullement se limiter à une lecture très restrictive et paresseuse des deux principales sources et des commentaires qui ont été faits par les grands oulémas d’autrefois ; cela signifie, au contraire, exercer son intelligence pour apporter des solutions qui, en étant adaptées à la réalité sociale et politique, exprimeront notre intention individuelle et collective d’être musulmans, de rester fidèles.

En connaissant la fonction des sources islamiques et en comprenant la portée de la sharî‘a, on peut plus aisément appréhender les différentes sphères et stratifications de la pensée islamique. Dieu seul décide la voie, la direction et les fins ; et, à l’intérieur des prescriptions générales et globales qu’Il leur a révélées, les musulmans doivent développer leur propre connaissance et leur propre compréhension aussi bien des sources que de la réalité sociale, et ce afin d’être capables d’appliquer fidèlement ces enseignements. Dieu a décidé de la manière de L’adorer, de prier, et aussi de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas : les êtres humains ne peuvent pas modifier cela mais, en même temps, ils ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur les prescriptions générales de la sharî‘a pour résoudre leurs problèmes dans un monde qui devient chaque jour plus complexe. Nous devons, par exemple, étudier, comprendre et prendre en considération les dix seuls versets qui traitent de l’économie dans le Coran – et nous devons trouver le moyen d’en respecter les enseignements –, mais il sera impossible de proposer une économie alternative, un système spécifique approprié à notre situation contemporaine, sans employer tous nos efforts et toutes nos qualifications – intellectuelles et financières – pour mettre en avant les priorités, les étapes et les perspectives qui pourraient nous laisser espérer un avenir libéré de la domination du capitalisme et de l’injuste et impitoyable système ultralibéral.

Les Compagnons du Prophète (PBDL ) avaient peur de formuler des jugements qui auraient pu être en contradiction avec le Coran et la Sunna. La détermination de ce qui est licite (halâl) et de ce qui est illicite (harâm) est la prérogative exclusive de Dieu : « Ne dites pas, selon un mensonge proféré par vos propres langues : ceci est licite, cela est illicite, pour forger le mensonge contre Dieu. Ceux qui forgent le mensonge contre Dieu ne prospéreront jamais. » Coran 16/116

La crainte des Compagnons de commettre une telle erreur était en fait salutaire, et elle montre les deux aspects de leur compréhension, qui doivent être les qualités spécifiques du savant (‘âlim) musulman : un respect profond et absolu des enseignements de Dieu et du Prophète (PBDL ), accompagné d’une intense crainte de les trahir. En même temps, ils n’hésitaient jamais à faire face à la nécessité et à formuler des prescriptions et des règles lorsqu’ils ne trouvaient pas de réponse adéquate dans les sources. Liés à Dieu, ils savaient qu’ils vivaient dans un monde en constante évolution. Ils savaient qu’être un croyant authentique ne signifie pas négliger notre esprit, que rechercher la proximité de Dieu dans notre cœur ne signifie pas oublier l’élaboration intellectuelle – et c’est, avec leurs qualités individuelles, peut-être le plus grand don qu’ils nous aient légué. Autrement dit, à travers eux nous apprenons qu’une foi intense n’équivaut pas à un déficit de l’intelligence. Plongés dans l’Histoire, nous avons besoin à la fois du cœur et de l’esprit, de la foi et de l’intellect pour tracer notre voie et pour formuler des règles et des limites en accord avec l’orientation que Dieu a indiquée à l’humanité.


[1Les prescriptions concernant le domaine du culte (‘ibâdât) au sein du droit musulman (fiqh) sont, bien sûr, pour l’essentiel déterminées et fixées une fois pour toutes. C’est dans le domaine d’al-mu‘âmalât (les affaires sociales) qu’un travail d’adaptation permanent doit être effectué afin de formuler des « réponses islamiques » à des problèmes nouveaux (concernant l’état social, la législation, l’économie, la technologie, la médecine, etc.).

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